Volontairement, j’ai titré cet article sur la monnaie numérique en général, et sur la blockchain. Et pas sur le bitcoin. Pourquoi ? Central dans les cryptomonnaies encore aujourd’hui, au point de représenter pas loin de 60% de la capitalisation totale du secteur, le bitcoin est pour moi fondamentalement l’âge de pierre. C’est d’ailleurs pour cela que je n’en avais pas acheté lorsque j’en avais entendu parler pour la 1e fois en 2013.
Le bitcoin, en très gros résumé, fonctionne ainsi :
– Il n’ y a pas de banque centrale pour émettre la monnaie ni pour en créer. La monnaie est échangée entre des adresses (pseudonymes mais pas anonymes). Afin que le même argent ne puisse pas être dépensé deux fois, la “chaîne de blocs” calcule des chiffres toutes les 10 minutes : ces chiffres valident que la chaîne est correcte, qu’elle contient bien l’ensemble des transactions précédentes, ainsi que les nouvelles qui étaient en attente.
En disant cela, on a a peu près tout résumé, mais on a pas abordé les problèmes et limitations inhérentes au système :
Problème 1 : les mineurs et leur concentration
Pour sécuriser la chaîne de blocs, Bitcoin (et 99% des monnaies numériques) utilise des “mineurs”. Leur rôle est, à l‘instar des mineurs de la vie réelle, de “créer” des nouveaux bitcoins en les cherchant. Ils accomplissent ainsi deux tâches à la fois : ils calculent des “prototypes” de prochains blocs contenant les transactions passées, plus celles en attente. Et ils reçoivent, en échange de cela, l’argent nouvellement créé. Ce “cadeau” se divise par deux tous les 4 ans environ : c’est un phénomène qu’on appelle le “halving”. Au départ à 50 euros, la rémunération est déjà passée à 12,5 BTC, et va diminuer de moitié de nouveau en 2020.
Or, l’utilisation de mineurs avait pour but de garantir que le réseau est décentralisé. En effet, si tout le monde peut miner, il y a une compétition : on empêche alors un méchant d’avoir 51% de la puissance de minage du système, et de “gagner” la loterie du minage de manière majoritaire : cela lui permettrait de “réécrire” la chaîne de blocs passée en mentant, et donc de s’envoyer des transactions vers des adresses à lui : il y aurait alors deux versions “concurrentes” de la chaîne, et la sienne serait majoritaire : le même argent serait à la fois dans les portefeuilles des vrais propriétaires, et, sur la chaîne majoritaire, dans la poche des méchants.
Donc c’est bien, l’existence des mineurs est une des manières de s’assurer que la chaîne ne “ment” pas et ne modifie pas le passé. Mais cette manière consomme de l’énergie.
En effet, pour permettre de miner, il y a plusieurs systèmes possibles :
Celui du bitcoin considère que la “loterie” se fait selon la puissance de calcul des PC : admettons qu’il y a 1000 PC égaux en compétition, chacun aura une chance sur 1000 de gagner. En réalité, il y a des PC plus efficients que d’autres (le ration calculs sur énergie consommée). Et le problème, c’est que cette courbe d’efficience augmente avec la puissance, car l’algorithme de calcul utilisé par bitcoin le permet.
Du coup, un ou quelques PC seuls ont une chance infinitésimale de gagner : il leur faudrait attendre des siècles, autrement dit dans la pratique leur chance de gagner est nulle et ils utilisent de l’électricité pour rien.
A cause de cela, les mineurs sont obligés de se regrouper dans des “pools” : ces groupes partagent les calculs de leurs membres, et partagent aussi les gains. Avec un gagnant toutes les 10 minutes, cela fait seulement 144 blocs par jour : un pool doit donc atteindre une taille critique d’environ un millième du parc (cela représente un gain probable par semaine), faut de quoi ses chances de gagner sont trop aléatoires et il risque de faire faillite s’il se gagne pas pendant trop longtemps.
Ce système de pools a complètement tué la logique de base qui était de décentraliser : en réalité , pour “tuer” bitcoin, il suffirait de prendre le contrôle de quelques uns des plus grands pools mondiaux, via du hacking, et ensuite de faire du chantage. Et puis ces pools sont dans des pays différents, avec des contraintes de TVA, de prix d’électricité, de régime gouvernemental.. différent, ce qui fait que leurs avis divergent. Résultat, par exemple la création du Bictoin Cash et du Bitcoin SV sont dues à ces désaccords. Même si ces “forks” comme on les appelle, ne représentent au total que 10 ou 15% de la valeur totale du bitcoin, ils risquent de ré apparaître régulièrement, menaçant la stabilité du bitcoin.
Surtout, la réalité du discours “décentralisé” parait faible : comment prétendre être résistant aux états lorsque quelques pools chinois ou américains contrôlent de facto, ensemble, plus de 51% de la puissance de calcul du réseau ? un coup de pression de leurs gouvernements respectifs permettrait de leur faire accepter n’importe quoi.
Notamment l’obligation de prendre les cartes d’identité de tous ceux qui font des échanges entre bitcoin et monnaies fiat, et c’est ce qui est en train de se passer sur les “exchanges”.
Ensuite 2e problème du minage : l’énergie
Le minage coûte de l’électricité. C’est un désastre environnemental, même si des études pro bitcoins s‘emploient à montrer que l’impact n’est pas si horrible qu’il parait, car on supprime aussi des activités humaines quand on transfère la monnaie de manière numérique.
On gaspille de l’énergie.
Les pro bitcoin disent : oui mais le bitcoin permet de “stocker de l’énergie en la convertissant en valeur”. Le raisonnement est le suivant :
L’électricité est un marché mondial, non stockable ou très peu, d’où les difficultés posées par les énergies renouvelables, qui obligent à avoir des centrales au gaz ou au charbon en complément, pour les nuits et les moments sans vent.
Donc comme le bitcoin peut être miné partout et donner le même argent, les fermes de minages vont se mettre là ou l’électricité est la plus excédentaire, et la moins chère. Le marché reste en effet régional car transporter l’électricité sur de longues distances, même en temps réel, implique trop de “pertes en ligne”.
Donc cette énergie “excédentaire” est achetée à faible coût (au lieu d’être “jetée” : il s’agit souvent d’énergie renouvelable type barrage, qui s’est produite à un moment de besoin faible): elle est “transformée” en bitcoins, via le minage.
C’est à la fois vrai et faux : vrai car oui, une partie est transformée en bitcoins.. Faux car une fois déduit les coûts d’administration des machines, coûts humains, etc, le nombre de bitcoins “nets” est assez faible (si le minage avait une rentabilité énorme, instantanément des mineurs achèteraient plus de machines sur le cloud AWS ou ailleurs : il y a un équilibre naturel)
Donc ce concept fait vivre des “vendeurs de pelle” qui vont construire et faire fonctionner des beaux datacenters tout neuf au Kazakstan ou au Groenland : mais l’argent récolté à la fin est à peine quelques pourcents de la valeur de base de l’électricité. Idem pour le propriétaire du barrage, qui vend cette électricité à perte : c’est mieux que rien pour lui, mais ça ne vas pas empêcher que s’il a un concurrent qui arrive à vendre son énergie à de vrais utilisateurs, au lieu de la vendre à des datacenters, il va se faire bouffer tout cru et finir par arrêter ses barrages faute de rentabilité : il ne peut donc s’agir que de solutions temporaires (ex : pendant quelques mois le barrage est excédentaire, car l’usine de fabrication d’aluminium qu’elle devrait alimenter, n’est pas terminée de construire).
Pourquoi baser la “confiance” du bitcoin dans l’énergie ? L’idée était qu’il est difficile pour un “méchant” d’aller acheter des tas de datacenters dans le monde pour prendre le contrôle de la chaîne bloc. Nous avons vu qu’avec les “pools”, ce n’est pas si compliqué, mais admettons. Il est vrai que si l’attribution des nouveaux bitcoins suivait d’autres lois, cela pourrait être pire.
Prenons quelques exemples :
– Le “POW” (proof of work”) est la méthode d’attribution choisi par le bitcoin
– le “POS” (proof of stake”) consiste à “mettre en épargne” des pièces de la monnaie, et que le tirage au sort se fasse selon la proportion de “stakes” de chacun : c’est donc un tirage au sort dans lequel au lieu d’avantager les flux (producteurs de bitcoin), on avantage les stocks (ceux qui sont déjà riches en bitcoin, et acceptent de les laisser sur cette sorte de compte épargne virtuel). Cela marche très fort car l’idée de gagner de l’argent sans rien faire attire du monde. D’un point de vue énergétique, c’est beaucoup mieux. Mais qu’est ce qui garantit que les plus riches ne vont pas non plus s’allier pour mettre leurs “stakes” en commun pour faire mentir la chaîne ? rien.
C’est bien là tout le problème d’un consensus distribué : si la majorité décide que le mensonge est la nouvelle vérité, et bien cela devient le cas. On atteint là une des limites philosophiques du bitcoin, qui est par essence démocratique au sens général (et donc en réalité ploutocratique pour le POS ou “démocratie représentative via les pools” pour le POW).
Quid d’un système “royaliste” ? C’est ce qu’a choisi Ripple : des nœuds centralisés (quelques dizaines) ont raison et se mettent d’accord par consensus majoritaire entre eux. Ils sont assez nombreux pour éviter les risques de panne ou de faillite d’une des sociétés du réseau (que la monnaie survive à une éventuelle faillite de la société qui l’a créée). Là aussi notons qu’on est pas à l’abri de forks, et pire encore, le système centralisé ressemble fort aux monnaies fiat : Ripple contient une fonctionnalité qui permet de “geler” un compte précis.
Des échanges sans transaction
On touche là aussi à un problème de la monnaies décentralisée : chaque “argent” est un fait un jeton numérique, une suite de chiffres et de lettres assez longue pour ne pas pouvoir être devinée. Mais lorsqu’il vend ses jetons contre autre chose, le vendeur peut très bien “garder” une copie du jeton : chose qui n’est pas possible avec des pièces ou des billets (si on exclut la fausse monnaie qui est un cas un peu à part). Pour éviter cela, la chaîne de bloc enregistre donc “à qui” est chaque bloc ou chaque morceau de bloc, c’est à dire son dernier propriétaire légitime.
Or, ce qui pose aussi problème (même si c’est aussi une force), c’est que le transfert numérique d’argent est irréversible: une fois que le propriétaire d’un token a changé, pas possible d’annuler. Les cryptos ne prévoient que l’envoi d’argent d’un compte vers un autre. Le système de prélèvement est impossible. Quant aux transactions, elles n’existent pas non plus : le monde numérique ne “sait pas” si par exemple lorsque j’ai donné mes bitcoins, j’ai bien reçu en échanges des euros, des Litecoins, ou des Ipod achetés sur Amazon.
Une crypto qui intégrerait un système de transactions, au moins avec d’autres actifs numériques, serait plus efficace (note : c’est le problème que les DEX prétendent régler)
Or sans prélèvement, ni le bitcoin ni aucune autre autre monnaie virtuelle ne pourra être utilisé dans la vie courante, par exemple pour payer son logement chaque mois.
Des frais élevés et une lenteur.
On nous répond : oui mais le bitcoin n’a pas vocation à être utilisé dans la vie courante : c’est de l’or numérique. Mince alors. C’est tellement vrai pour deux autres raisons :
– Les frais sont élevés : corollaire du coût de minage, il faut bien que les mineurs vivent de leur travail. Puisque les récompenses de minage décroissent de façon exponentielle (et le prix du bitcoin n’augmentera pas de façon exponentielle), il faut compenser cela en ajoutant des “frais” de transaction : ces frais quoique raisonnables actuellement, ont déjà atteint vers 2018 les 50$. C’est prohibitif, même pour des échanges “élevés” de type voiture ou location. Seuls l’immobilier, la voiture neuve et les grosses épargnes et entreprises, resteraient utilisateurs
Également, un bloc toutes les 10 minutes, avec la nécessité de sécuriser l’émetteur et le destinataire, cela veut dire dans la pratique 30 à 60mn pour qu’un transfert soit complet. Si cela est acceptable pour une vente de maisons (et encore, il ne faut pas que le notaire ait à patienter 60mn avec tout le monde avant de donner le papier d’acte authentique de vente. Mais bon on peut faire comme les virements, les faire vers le compte du notaire qui redistribue ensuite.), c’est inutilisable pour la vie courante. Certains systèmes ont diminué les temps : mais hélas cela rend le système d’autant plus vulnérable aux hackers, puisque le “coût” de falsifier la chaine est divisé en même temps que le temps entre chaque bloc. Donc le problème est insoluble : la technologie blockchain ne permet pas d’avoir à la fois sécurité et rapidité, du moins avec les paramètres actuels.
La réponse des banques
Face à cela, les banques ont commencé à utiliser Ripple, et aussi à créer leurs propres blockchains privées : pas besoin de sécurité ni de minage lorsqu’on se fait confiance entre banques. La majorité simple, avec consensus, devient la règle : bitcoin ne peut pas lutter contre cela : il est écologiquement et financièrement stupide de faire une “compétition” de minage lorsqu’un consensus peut être atteint sans compétition. Le bitcoin est prévu pour un monde “hostile” où les gens mentent, mais un club fermé comme celui des grandes banques du monde, n’est pas dans ce cas là.
Les autres usages du bitcoin
Si bitcoin est inutilisable pour la vie courante, et peu pratique même en temps que “or numérique” (instable et foncièrement inutile, bien qu’une partie de sa valeur soit assise sur l’énergie utilisée pour le miner), il répond par sa technologie blockchain à UN problème moderne : la traçabilité.
Avec un identifiant sur chaque paquet par exemple, on peut inscrire dans une blockchain semi publique les déplacement de colis, et s’assurer qu’ils ne sont pas volés ou perdus.
On peut aussi sécuriser des sacs Vuitton ou Chanel contre des faux.
Sécuriser des documents type passeport ou facture.
Et sécuriser des identités d’utilisateur avec leur profil personnel, en s’identifiant via une jeton connu d’eux seuls.
Le résumé de tout cela est assez triste : le bitcoin ne répond pas du tout à ce que les gens imaginent, à savoir permettre de se passer des banques centrales et des états dans la vie de tous les jours, pour s’échanger de l’argent et payer des biens réels.
Pour se faire, il faut passer par des systèmes privés type “virement instantané” des banques, Visa / Mastercard, ou Ripple.
Une petite lumière à ce tableau apocalyptique : les systèmes “blockchain less” comme Lumen (“XLM”) permettent ces échanges rapides, sécurisés, sans frais ou presque. Hélas, l’écosystème (application pour payer, échanges depuis monnaies fiat, acceptation par les commerçants) est très faible, et va se faire payer par les solutions privées qui viendront des banques ou de Facebook. L’ergonomie est la clé, un système dans lequel il faut se créer un compte avec id et rentrer des tas d’informations avant de pouvoir juste faire un échange, même avec un système efficace comme Lumen.. est voué à l’échec.
Et les emplois dans tout ça ?
Le malheur aussi du secteur blockchain, c’est sa dépendance sur des profils extrêmement rares, et qualifiés en cryptographie. Cela allié à des technologies de développement autour du C, donc pas du tout web.
Résultat, la “saasisation – webisation” est difficile
Les usages possibles de la blockchain sont du mass market : seules des grandes entreprises sont susceptibles de payer pour un produit du style “traçabilité” ou “identification”.
Il reste possible de faire du consulting, mais la marge ne sera pas meilleure que dans l’IT classique, et les clients seront beaucoup plus dispersés.
La technologie n’est donc en fait pas si disruptive qu’on le dit; ou alors elle le serait, mais en complément d’une digitalisation complète d’une branche (qu’une startup ne peut pas pousser seule). Par exemple dans l’immobilier : aux USA, il y a l’avènement de sociétés qui font du big data sur des maisons, les rachètent, et rénovent et revendent. Il servent donc de “apporteur de liquidité” et de valeur, via la rénovation, sur un marché tendu. Cela ne marche que parce que les visites utilisent des codes, les portes d’entrées ont des serrures numériques, etc.. et à la fin oui on peut imaginer faire la vente immobilière via blockchain, mais c’est la cerise et non le gâteau, sans oublier toutes les tracasseries juridiques. Donc, pas faisable pour une startup.
Créer une entreprise dans l’IT se réduit toujours à deux alternatives :
– vendre de l’humain : SSII, consulting, sous-traitance, indépendant.. dans tous les cas, cela peut être un peu mieux que le salariat, mais à condition d’avoir des clients stables, qui payent bien. Et le CA ne dépassera pas les 100-120 K€ Brut, donc peut-être 50-60k dans la poche en fin d’année en net-net
– vendre un produit : logiciel SAAS avec abonnement, e-commerce, système de commissions (système de paiement ou de pubs); autant oublier le 3e qui est hyper concurrentiel. Le e-commerce, il faut une expertise sur le produit et de bons fournisseurs, à moins d’être un inventeur. Reste le SAAS.. qui était l’idée il y a 5 ans. Rien de nouveau sous le soleil : Le B2B nécessite des contacts et des commerciaux. Le B2C est très aléatoire, nécessite beaucoup beaucoup de clients pour être rentable (par exemple 200 abonnés mensuels à 30 euros, juste pour faire vivre mon salaire) : sans compter la publicité et la maintenance, le support email/tchat des 200 clients risque de prendre un temps monstrueux.
On sait tous comment ça se termine : peu de ventes et une nécessité d’accepter un peu n’importe quelle missions de consulting ou développement WordPress que le cousin de untel a trouvé.. juste pour vivre en attendant que le support projet marche.